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Marcel Cohen   Sur la scène intérieure
Editions Gallimard, collection L’un et l’autre, 2013

 

 
www.gallimard.fr

Marcel CohenMarcel Cohen

Légendes de gauche à droite :
1/  Portrait de Marcel Cohen, © Catherine Hélie - Gallimard.
2/  Couverture : Sur la scène intérieure de Marcel Cohen.

 


Marcel Cohen

Sur la scène intérieure

Editions Gallimard, collection L’un et l’autre, 2013

 

Livre admirable que celui-ci, tant par sa volonté d’arracher à la nuit et au brouillard le visage des ombres qui hantent la scène intérieure de Marcel Cohen, que par l’extraordinaire justesse de sa forme. « Les pages qui suivent contiennent, en effet, tout ce dont je me souviens, et tout ce que j’ai pu apprendre aussi sur mon père, ma mère, ma sœur, mes grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante disparus à Auschwitz en 1943 et 1944. Une tante par alliance seule est revenue. J’avais cinq ans et demi ».

« Pour ceux qui se souviennent, écrit Marcel Cohen, la mémoire ne relève ni du devoir, ni d’une fraternité posthume », et moins encore d’un travail d’écrivain, tant les lacunes et l’oubli ne pouvaient l’autoriser à produire une autobiographie ou à s’accommoder des faux semblants d’une fiction. Il est question ici de personnes et non de personnages. Et cependant l’entreprise, « l’obsession et le travail de toute une vie », est bouleversante, autant que l’œuvre est d’importance. 

« Tenter de reconstituer ce qui, en deçà du langage, dans le ressassement interne, peut encore être communiqué à autrui. » Placés en exergue, ces mots de Georges-Arthur Goldshmid légitiment la quête du passé par son inscription dans le langage. Seule l’écriture peut ainsi se dresser contre l’absence et le vide, le mutisme ou l’amnésie des rescapés. Avant qu’il soit trop tard, éviter aux disparus de demeurer à jamais comme contaminés par la monstruosité qui les a anéantis, leur rendre par la parole visage humain et humaine dignité.

Avec une infinie patience, avec pudeur et ténacité, il a fallu s’approcher du gouffre où disparaissent jusqu’aux souvenirs, collecter de précieuses photos et les scruter à la loupe, noter d’infimes détails, solliciter les traces écrites et les bribes de réminiscence, puis les croiser et les vérifier sans fin. Seul le tressage précaire des souvenirs de l’enfant, donnés à lire en italique, et de témoignages d’humanité et de tendresse recueillies auprès de tiers au fil des années, ont pu tirer les disparus « des lieux communs et du flou ».

« Le petit coquetier, aujourd’hui, n’est donc pas seulement la concrétion d’un souvenir. Est-il abusif d’y voir la qualité même de ce souvenir, sa texture, quelque chose d’aussi incertain que le reflet d’une aura ? » Comme le violon retrouvé de Jacques, le père, les objets conservés, miraculeusement préservés et retrouvés ont « l’éclat lointain d’une petite comète ».

« Pour des femmes arrachées à leur mari, à leur famille, et rongées par l’angoisse, on se demande quelles réponses les livres pouvaient encore apporter. » Ce livre-ci est la réponse décisive, moins un vain cénotaphe que le lieu d’une possible résurrection.

On voit ici la présence de l’écrit contre le néant, celle de la forme contre l’informe. Et on ne peut faire que cette reconstitution soit aussi composition et œuvre d’art. La retenue du style, la construction de l’ouvrage en une brève litanie, l’énoncé mezza-voce des faits et des souvenirs, le refus du pathos et de la dramatisation, tout cela donne à La scène intérieure l’unité et l’indéniable efficace du poème.  Evoquant le parfum entêtant du sac à main de sa mère, le narrateur a le « souvenir d’avoir plusieurs fois enfoui le visage dans le sac vide avec le sentiment d’être au cœur d’un mystère ». Le parfum, c’est ici ce texte au mystère si profondément troublant.

Jean-Louis Vidal