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Patrick MODIANO   Remise de peine
© Editions du Seuil, 1988. © Points, 2013 / Collection Signatures

 

 


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Patrick MODIANO

Remise de peine

© Editions du Seuil, 1988. © Points, 2013 / Collection Signatures

 

 

Plaisir du romanesque
Les Editions du Seuil ajoutent au catalogue de la séduisante collection « Points Signatures », avec une préface d’Olivier Adam, le roman de Patrick Modiano Remise de peine paru en 1988. Occasion idéale d’éprouver, comme un cru bonifié par les années, l’étrange plaisir du romanesque selon Modiano. De la même façon qu’un écheveau de fils indécis ou rompus y tient lieu d’intrigue, c’est un romanesque en creux, ou par défaut, qui s’y manifeste avec toute l’efficacité que l’on sait. Un romanesque qui, loin du triomphe des passions et des aventures, naît au contraire des failles de la quête mémorielle du narrateur, quête dont les lacunes et les ambiguïtés sont autant d’appels envoûtants à l’imagination du lecteur.

Pénombre
« J’avais dix ans. Ma mère était partie jouer une pièce en tournée et nous habitions, mon frère et moi, chez des amies à elle, dans un village des environs de Paris ». Le narrateur tente de reconstituer le cadre et la chronologie de ces mois d’une enfance ballottée. L’enquête qu’il conduit à tâtons est en réalité la quête de la figure du père, un père aux trop rares visites, point aveugle du récit, cœur des « zones de pénombre » du temps de la « bande de la rue Lauriston ». « Un soir de mes quinze ans, se souvient Patoche, j’ai senti qu’il aurait voulu me transmettre son expérience des choses troubles et douloureuses de la vie, mais qu’il n’y avait pas de mots pour cela ». Ce silence creuse à son tour une quête doublement lacunaire, le narrateur peinant à rassembler les souvenirs d’un enfant qui ne saisissait lui-même du monde que des bribes et des signes confus dont s’emparait son imagination. Ainsi des hypothèses extravagantes, où s’engouffre le lecteur conquis, qu’il échafaude à propos d’un mystérieux ami de son père, le marquis Eliot Salter de Caussade à la tête brûlée et roi de l’armagnac.

Triomphe de l’oubli
On suit avec fascination l’avancée du narrateur à travers la brume du passé, guidé seulement par les images et les mots qu’enfant il a saisis au vol. La mention récurrente des lieux, du nom et des traits particuliers des personnages donne chair à cet univers. Mais si la petite Hélène, Blanche-Neige, le sourire de Roger Vincent, la robe bleue pâle d’Annie et la rue du Docteur-Dordaine nous deviennent familiers, tout cela, revenu à la lumière, épaissit en même temps la nuit où s’enfonce la mémoire. Modiano joue de la résonance entre les temps remémorés, comme des chevauchements de la biographie et du roman. De ces savantes équivoques naît un monde et, comme son ombre portée, le sentiment de sa perte irrémédiable. Quatre-chevaux et Série Noire, autos tamponneuses, cigarettes Balto et affaire Ben Barka : le magasin des accessoires n’ouvre que sur le vide. La reconstitution laisse les questions sans réponse. Les phrases sibyllines restent obscures. Mais l’inimitable virtuosité narrative de Modiano aura fait sourdre la lueur d’une troublante poésie de l’oubli.

Jean-Louis Vidal