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“les voyages de Marie-Nelly Denon-Birot”
Hallucination I

Bordeaux, le 11 novembre 2014

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LA PREMIÈRE PART DU FOU

     Samedi 8 heures, an … du tram

     Je descends, plus très vite, de ce vieux tramway qui aurait bien besoin d’être renouvelé !
     Tôt ce matin j’ai voulu partir me promener du côté des Quinconces. J’avais l’envie irrépressible de voir ce qui aurait pu changer dans ma vieille ville si belle, avec son ruban d’eau vive qui en scinde pour l’éternité les deux rives.

     Depuis quelques mois j’écoute ce qui se dit autour de moi, j’écoute sans mot dire, car aujourd’hui nul ne s’intéresse plus à ce que j’ai à répondre, je suis tellement âgée ! Déjà qu’antan lontan je ne les intéressais guère ! Je n’ai plus assez d’argent pour acheter livres et journaux. Alors je passe des heures et des heures à écouter les autres. Et parfois ce qu’ils murmurent me fait trembler pour mes nombreux descendants.

     Je ne prends plus très souvent le tram, il y a bien six mois, depuis le dernier hiver, que je n’ai pas essayé d’aller dans ma ville. Moi j’habite T…, depuis si longtemps que je ne me souviens plus très bien quand j’y suis arrivée. Et j’y suis restée même quand plus rien, ni personne, ne pouvaient m’y retenir.

     Autrefois, au début de la circulation du tram, je m’en souviens bien, il y avait tous les matins des jeunes qui vous offraient — gratuitement — des journaux. Alors j’ai pris le tram de bonne heure ce matin, peut-être aurai-je droit à l’un de ces petits quotidiens. Quoique je ne sache même pas si cela existe encore ? Je suis devenue très âgée. La vie me fait toujours sourire, mais je crois que c’est un sourire de masque qui s’est posé sur ma face fatiguée.
     - Annonce, annonce !
     Clame un gamin vêtu d’une combinaison du type colle aux fesses et qui me tend, sans paroles, un morceau de je ne sais quoi. Quelque chose, peut-être un papier d’un genre un peu nouveau, car cela ressemble à une feuille translucide et souple, et si fine qu’on la croirait prête à s’effriter, sur laquelle un titre s’étale :
     2021 le 1er du SEPT de l’année des Orants
     Grands bouleversements : ils passent à l’attaque


     Ah, je suis devenue bien âgée que j’oublie si aisément qu’en 2021 c’est l’année des Orants ! Quelle détestable habitude ont-ils pris en… en… ah oui, en 2018, de donner des appellations aux années ! En 2018 c’était l’ « année des Naissants » ! Allez savoir pourquoi ? Depuis, les Conducteurs prétendent qu’en nommant l’année, et en lui choisissant une couleur, les hommes deviennent plus heureux. Certainement pensent-ils avoir enfin trouvé quelque thériaque efficace contre les venins de la vie en commun ! Je ne suis pas non plus très douée pour le langage ou la signification des couleurs mais prendre le noir pour cette année-ci, je trouve cela d’un triste ! Tous les ans, dès le jour Aube de l’année (l’ancien Premier de l’an) tout doit être repeint à la couleur choisie par les Conducteurs ! Quand je dis tout, j’exagère. Tout, ce sont les édifices publics, mais passer du mauve de l’ « année des Iris ployés » au noir de l’ « année des Orants »… Enfin.

     Et puis j’allais oublier que les uniformes des Agents de la Fonction d’Administration et des Polices – la très présente AFAP - se doivent aussi d’adopter la couleur annuelle. Sans compter, que tous les gens en âge de travailler sont bien forcés de se plier à la coutume issue de plusieurs mois de tractations, de concertations, entre les trois groupes de Conducteurs. Seuls les enfants et les vieillards ont encore quelques chances d’échapper à ce standard.
     ………….
     Je rumine, je rumine, et lance un coup d’œil sur l’espèce de feuillet que m’a remis le jeunet en caleçon moule fesses.
     Pas d’images, seulement des textes encadrés d’un double trait rouge dont l’évidement est noir. Des faits divers sans nul doute, à voir ! Et je vois…

     Amsterdam, 6 heures du matin.
     Des passants tôt levés contemplent éberlués les façades de deux de leurs musées préférés : le Rijksmuseum et le Stedelijkmuseum sont revêtus de voiles noirs flottant dans la brise matinale.
     - Ah bon, c’est un amusement étrange pour des hollandais ! Ils me semblaient plus raisonnables jadis. J’ai remué la tête doucement en pensant à ces Hollandais, grands et presque imperturbables, et en me souvenant de ce jeune couple très proche de l’un de mes fils, autrefois.

     Paris, 6 heures du matin.
     Les travailleurs qui se hâtent vers les stations de métro sont éberlués. Les ponts qui relient la ville à l'Ile de la Cité sont tous drapés de tissus noirs se reflétant dans les eaux encore sombres de la Seine.
     - Tiens, les Conducteurs font du zèle à Paris, pour l’instant ils paraissent cantonnés à une faible portion de l’ancienne Europe, et le métro cela me rappelle bien des souvenirs !

     Rome, 6 heures du matin.
     Deux promeneurs, tôt levés ou tard couchés, s'arrêtent brusquement. Les murs de l'Eglise de St Pierre aux Liens pleurent de noires cascades s'étalant sur de noires taches de sable volcanique. Elles semblent posées là, semblables à des taches de sang noirci qui auraient pu sourdre d'invisibles blessures.
     - Décidément les gens ne savent plus qu’inventer pour se faire remarquer, pourtant ces villes avaient autrefois beaucoup de touristes. Et cette église n’était-elle pas celle qui contenait, dans ma jeunesse, le Moïse de Michel Ange ?

     Bruxelles, 6 heures du matin.
     Sur la Grand Place les employés de l'entretien n'en croient pas leurs yeux… L'Hôtel de Ville est métamorphosé en un titanesque cénotaphe… noir, évidemment.
     - Ce « journal » n’est pas très agréable, aussi pourquoi suis-je aussi entêtée, à mon âge ? Que dois-je penser de ces nouvelles ? Je ferais mieux de jeter cette espèce de feuillet étrange.

     Luxembourg, 6 heures du matin.
     Le majestueux bâtiment du Centre Européen disparaît sous des centaines de mètres de noires tentures…
     - Ah le Centre Européen existe encore ?
     Je croyais me souvenir que, justement en 2018 l’année blanche des Naissants, le mot Europe avait disparu remplacé par l’emphatique Union des Centres de Conduction Caucasienne ? D’ailleurs tous les bâtiments qui servirent jadis aux diverses instances européennes furent soit rasés soit reconvertis. Hum, ils ont dû en faire une copie pour les générations à venir ! Quoi qu’il en soit, une autre nouvelle comme celle-là et je reprends le tramway à l’envers. !

     Mais je n’ai pas tout de suite repris ma route à l’envers.

     Munich, 6 heures du matin.
     Les employés arrivant sur le site des usines SANR BMW Caucase et Atlas se sont mis à trembler : l'immeuble imposant est drapé d'un textile noir, mat, oppressant.
     - SANR BMW ? Et moi qui croyais qu’ils avaient été rachetés par la Caribanc Profitics International.
     En nommant les années, en leur attribuant des couleurs, les Conducteurs ont certainement changé aussi les points clés qui nous permettaient de nous situer au cours des mois… Aujourd’hui c’est sans nul doute l’ancien premier avril d’autrefois ! Oui ce doit être un genre de premier avril, voilà tout, c’est trop bête d’écrire de telles billevesées.


     J’ai haussé les épaules. J’ai fini par rentrer dans mon petit, tout petit appartement, qui me suffit bien d’ailleurs, vu mon âge !

     Pour une fois j’ai préféré me recoucher. Je me sentais tellement surprise, étonnée, tellement subjuguée par ces informations que je me suis endormie illico. Il paraît que, lorsque les journalistes ont avisé les peuples de cette angoisse partagée, certains hommes publics ont tenté de convaincre les foules que tout cela tenait d’une plaisanterie un peu morbide.
     Suffisamment morbide pour qu’une enquête soit diligentée, mais qui l’aurait demandée ?
     …….
     ….
     Alors Elle a dormi et son sommeil fut lourd, et il demeure toujours aussi lourd.
     Et c’est alors qu’elle reconnut et reconnaît encore la source rouge dans le bleu des arbres, dans le bleu des herbes. Comment aurait-elle pu croire qu’elle avait seulement rêvé tout ce qu’elle venait si péniblement d’écrire ? Cette espèce de folie qui secouait sans répit le monde des hommes vivants pour en construire des tombes… C’était donc juste une plaisanterie ?

     Comment avait-elle laissé son imagination divaguer au point de ne plus savoir ni heure, ni jour, ni saison. Dans cette pièce sans fenêtre, avec pour seule issue un genre de porte qui la faisait penser immanquablement à Lewis Caroll... Une trappe pour une Alice sans souvenirs depuis le grand massacre. Une trappe par laquelle elle était entrée dans cet abri de béton presque à genou, il y avait… Mais depuis quand était-elle enclose dans ce réduit, dans ce genre de rayon semblable à un rayon de miel ? Sa main cherche autour d’elle. Sa main heurte un obstacle, ni dur, ni mou, saisit une boîte, en extrait vivement une minuscule tablette qu’elle dépose sous sa langue.

     Quelques secondes après le soleil trace sur le sol devenu bleu tendre un trait de lumière rouge. Quelques secondes après le vent des montagnes de tous les continents s’essoufflent à son oreille… La voici qui dort aussi fort, aussi lourdement que l’oubli qu’elle avale tous les matins puisqu’elle a toujours et encore peur du rêve qu’elle n’a jamais rêvé.
     ………….

     11 juillet 2….
     Un soleil tout neuf jette au travers des voilages rouge incarnat de la fenêtre des lueurs de jeune volcan. Je m’éveille la bouche lourde. C’est vrai que nous avons fêté les diplômes des jeunes recrues, hier au soir.
     Quel vacarme !
     Avec ce bruit de fin du monde je suis bien forcée de revenir à la réalité.
     Un goût amer persiste juste sur ma lèvre inférieure.
     La tête lourde, la bouche lourde, l’air lourd… Et mon sommeil gâché par le bruit dans la rue ! Et mon réveil gâché par mon sommeil !

     Zut, je crois que je suis très en retard, je vais encore manquer mon tram !


     Enfin le Tram. Le tram du samedi xxx 2006